Le bel obscure : Caroline Lamarche décrit comment vivre avec un mari gay, cinq amants et un ancêtre queer

Caroline Lamarche fait une entrée en trombe en cette rentrée littéraire. Elle est rentrée dans la première sélection du prix Goncourt du 2025 pour le roman dont on va parler.
Une raison de lire cet article avec attention !

Imaginez : vous êtes en train de vider la maison de papa, récemment décédé. Vous pensez tomber sur des couverts en argent ou une photo jaunie de tante Lucienne en pèlerine. Mais non. Vous ouvrez un vieux coffre poussiéreux et vous tombez sur… Edmond. Un ancêtre inconnu, effacé de l’arbre généalogique comme une erreur de frappe dans un PowerPoint familial. Un moustachu de 1834, ingénieur des mines, héros de sauvetage fluvial, travesti sur photo et décédé à Orléans dans un hôtel entouré d’ »amis ». Ambiance.
C’est le point de départ du Bel Obscur, dernier roman de Caroline Lamarche, qui tricote avec beaucoup d’élégance une double énigme : celle d’Edmond, homosexuel potentiel que l’histoire a préféré enterrer sous un tas de paperasses ; et celle de la narratrice, une femme d’aujourd’hui, moderne, libre, indépendante, et… mariée depuis trente ans à Vincent. Qui, surprise : aime les garçons.
Quand les vivants se dérobent, il arrive que les morts viennent à votre secours
Le bel obscure – Caroline Lamarche – Edition du seuil
Mais attention, ne sortez pas vos violons tout de suite. Ici, pas de drame conjugal façon téléfilm TF1 où madame jette monsieur dehors avec ses caleçons en boule. Non, chez Lamarche, on fait dans le couple élargi, l’amour liquide, la maison à géométrie variable. Vincent aime les hommes, mais aime toujours sa femme. Et sa femme, au lieu de fuir, accueille les amants à la maison. Brian, Markus, Jérôme, João, Nikolaï… un peu comme un casting de RuPaul’s Drag Race, mais sans compétition. Enfin, sauf peut-être pour savoir qui prend la grande salle de bain.
La narratrice, elle, nage. Littéralement. Elle nage dans les piscines, les étangs, la Meuse, pour se tenir debout. Et elle écrit. Pour comprendre ce que ça veut dire : être la femme d’un homme qui ne vous aime plus comme vous l’aimez, mais qui vous aime quand même. Elle cherche du sens dans les livres – Virginia Woolf, Oscar Wilde, Orlando, les grands anciens du flou sexuel et du flou littéraire – et dans les étoiles. Parce que oui, il y aura de l’astrologie, des médiums et un verre d’eau qui parle. (Un verre Ikea, hélas, pas en cristal. Même les esprits doivent faire avec l’austérité.)
Ma mère, championne de l’éducation genrée, m’avait instruite en ces termes : ‘Qu’un homme trompe sa femme, c’est normal, qu’une femme le fasse, c’est dégoûtant.’ Ma grand-mère plus modérée, avait lâché un jour : ‘Dommage qu’on ne puisse épouser une femme, ce serait quand même plus simple’.
Le bel obscure – Caroline Lamarche – Edition du seuil
Et dans tout ça, Edmond. Un miroir du passé, oublié, effacé parce qu’il « avait fait beaucoup de chagrin à sa mère » – ce qui, dans les familles bourgeoises du XIXe, veut généralement dire : « Il portait des bas résille, et pas pour une soirée costumée. »
Edmond, comme Vincent, dérange le cadre. Edmond, comme la narratrice, est un poisson hors de l’eau – et comme elle, il nage à contre-courant des assignations. Deux jumeaux cosmiques, selon l’astrologue du coin (oui, il y a vraiment un passage là-dessus, hilarant).
La voilà, notre vie, notre seule vie. Raison pour laquelle nous en raturons parfois des pans entiers avec violence. Néanmoins, ils restent là, ces vestiges de nos essais et erreurs, illisibles mais bien présents.
Le bel obscure – Caroline Lamarche – Edition du seuil
Caroline Lamarche, avec sa plume d’orfèvre, ne juge jamais. Elle observe, tisse, relie, dans une langue limpide et vibrante. Elle parle d’identité, de genre, de mémoire, d’amour et de liberté. De ces femmes qu’on ne voit pas, parce qu’elles ne se plaignent pas assez fort. De ces hommes qu’on n’ose pas nommer, parce qu’ils étaient « différents ».
Et à travers ce roman, elle donne un visage à l’invisible, une voix à ceux qui n’en avaient pas, et un sacré coup de pied aux normes bien peignées.